[RP] Au delà des vignes

Ils contournèrent toute l'abbaye pour traverser les milliers d'arpents du vignoble du cloître. Des vignes excellemment bien tenues, chargés de gros grains lourds et commençant à virer au violet. Les vendanges n'allaient sans doute pas tarder. Les rangées étaient plantées à flanc de coteau, et Clarri se dit que le travail ne devait pas être facile, entre le portage de fûts et les allers et venues pour vider les seaux.

Wilfred avançait très vite et semblait très habitué à déambuler sur les mottes de terre des vignes. Enfin ils arrivèrent au sommet de la petite colline. Elle planta son regard en contrebas sur les cépages et les petits champs de blé. Au plus loin que se portait son regard, elle devinait un petit ruisseau qui serpentait et glissait au gré des prés ensoleillés. Et puis l'immense bâtisse de Noirlac au beau milieu de ce magnifique décor ; ça pétillait de vie à l'intérieur, des moines allaient et venaient, ça sentait bon la vie et la sérénité...oui la sérénité.
Elle examina le lieu et repéra un dôme rectangulaire de terre juste en bordure du bois de Meillant, en bordure des vignes de l'abbaye.
Elle s'avança de quelques pas puis se tournant vers Wilfred lui fit doucement :

- Donnez-moi juste quelques instants, seule, le temps que je lui parle de certaines choses que je n'ai pas eu le temps de lui dire. Ensuite je vous laisserai prier. Merci frère Wilfred.

Elle s'avança, regarda la croix aristotélicienne plantée en amont de la tombe, puis s'assit à côté du corps de sa mère. Elle déposa le bouquet de roses blanches...


" Bonjour maman...ben voilà, tu vois rien ne se perd, je poursuis le même chemin que toi. Me voici à Noirlac et plus rien ne pourra nous séparer maintenant.
Tiens, regarde, c'est Wilfred qui a cueilli savamment ces belles roses blanches. Elles sont jolies n'est-ce-pas ? Oui Wilfred est mon nouvel ami, j'ai bien envie de travailler avec lui plus tard, il est gentil et apaisant, et c'est important pour une jeune fille comme moi de se sentir apaisée...et puis j'ai eu un entretien avec ton ami Uriel, Ton petit prince tu te rappelles ? Hi hi hi, ben je comprends maintenant pourquoi tu l'aimais tant, il a les mêmes principes que toi, il aime l'Humain, et pardonne, même si parfois cela doit lui sembler difficile. Il m'a promis de suivre mon éducation religieuse, et il prendra ta suite quand à mes réflexions philosophiques..."

Elle fit une pause, arracha quelques herbes folles, des digitales, de l'hysope et autres fleurs sauvages qui commençaient à envahir la tombe puis reprit.

" Ah et puis je me suis inscrite à ma pastorale, je me ferais baptiser ici, comme tu le désirais. Je crois que ma professeure s'appelle Olesia, tu as dû la connaître non ? En tout cas elle a l'air très gentille."

Elle réunit les roses blanches et les dispose contre la croix Aristotélicienne.

" Vivement le mois de juin prochain, car partout fleuriront les coquelicots, ces fleurs que tu aimais tant, ces fleurs qui portent en elle l'idée du refus, l'idée de la résistance, de la révolte anonyme. Tu te rappelles le cours de botanique que tu m'avais inculqué concernant les coquelicots ?"

Clarri rit tout en pleurant d'émotion


" C'est une fleur vouée à se faner si on la cueille, elle a pour vertu de pouvoir germer à peu près partout à condition que le temps s'y prête et qu'un auguste semeur l'ait allègrement faite voler à tout vent..."


" J'ai bien compris ce que tu voulais me dire par là, le coquelicot est une force de vie en mouvement, en tout cas il a poussé tout au long de mon chemin, celui de ta vie et de ma vie. Tu te rappelles...tu les cueillais parce-que sa fleur portait une couleur de révolte, parce-que sa tige était fragile et qu'il se contentait de peu...à chaque injustice ressentie, dès que tu sentais le fossé se creuser avec l'autre, tu semais des graines de coquelicot afin de rendre visible et coloré, ton refus de ce monde là ; tu m'as alors appris à orner les bordures de notre chemin, notre chemin déjà tracé et parcouru d'âge en âge par des peuples entiers, et on accomplissait en le sachant ou non tous les exacts desseins de nos ancêtres.
Tous ces chemins cachés de notre vie quotidienne et spirituelle qu'on ne pouvait vraiment bien parcourir qu'en chantant l'esprit d'une révolte sans haine, un vieux refrain d'enfance doucement resurgi au rythme de nos pas comme l'haleine de notre coeur.
Tu te rappelles de la comptine que tu me chantais ? " A la glane... le bleuet se fane, le coquelicot renaît dans les champs de blé...qui donc a lié si mal les javelles ?
Oui maman, qui donc avait lié si mal les gerbes, sinon le maître des champs qui avait donné l'ordre à ses moissonneurs de ne pas lier trop fort leurs gerbes pour que les pauvres et joyeuses glaneuses puissent faire dans son champ une plus ample provision d'épis gonflés de grains nourrissants, et c'est ce que voulait rappeler le beau refrain des glaneuses.

La pauvreté était grande chez nous comme tu aimais me le rappeler, mais tu l'acceptais sans murmure et sans plainte et tu la prenais plutôt comme une grâce. Elle n'avait rien de commun avec la misère, encore moins avec cette continuelle complaisance envers l'argent.
Oh maman, elle est passée trop vite mon enfance, si seulement j'avais pu savoir...j'aurais pu t'aider à dire non à la fatalité et je t'aurai offert ma main grande ouverte et tendue...
Tu me manques maman, mon Dieu comme tu me manques...mais je vais continuer ton oeuvre : l'acceptation et la reconnaissance de l'Autre.

Je vais entrer dans cette vie comme un grondement, comme un tonnerre..."

Alors Clarri se remet à chantonner en caressant la terre de ses doigts...

" Et moi qui vis, en un lieu entouré de champs de coquelicots. J'ai déjà commencé ma propre révolte...Et oui, on la sent là, tout près...Si je ferme les yeux, je sens dans le creux de ma main, la colombe qui dort, penchée sur la graine et je murmure : comme un p'tit coquelicot mon âme !"

Elle se redresse, essuie ses yeux d'un revers de main puis se signe et murmure.

" Des générations formées par tes soins continueront de semer ce que tu n’as jamais cessé de glorifier : la science, le savoir, l’amour.
Tu tenais envers et contre tout à aider les malheureux, les démunis, les laisser-pour-compte. Ton désir le plus cher était de voir un jour voler les colombes de bonheur. Tu disais : " Ne mentez pas aux enfants, dites-leur la vérité. " Ton idéal de justice et de paix fleurira sur cette terre, car tu resteras vivante pour moi. Je conserverai toujours en moi cette image de toi : celle d’une femme entière. "

Puis en se retirant elle touche le poignet de Wilfred, lui sourit pour le remercier de sa grande discrétion et le laisse à son tour se recueillir sur la tombe de sa mère. Elle avait enfin boucler la boucle.

Alors qu'elle fermait ses yeux laissant échapper quelques larmes tout en frottant sa joue sur la terre gelée, une main douce mais ferme se pose sur son bras et l'incite à se relever.

- Mon parrain.

Elle entoura son corps de ses petits bras menus et posa sa joue sur le torse de Père Uriel.

Citation :

J'ai idée que tu te prépares pour un voyage, n'est-ce pas ?

Relevant sa tête, elle plongea son regard dans le sien et en souriant lui dit.

- Oui, oh un tout petit voyage. Je rentre chez moi pour quelques jours seulement. Le temps de me plonger dans quelques souvenirs et je reviens très vite. Je dois terminer ma licence et réfléchir à ce qui conviendrait le mieux en cette abbaye afin de m'y rendre utile.

C'est alors qu'il lui tendit un long parchemin...y était inscrit tous les actes de sa maman, les témoignages de ses anciens amis, la plaidoirie de Père Uriel, le jugement et contre jugement, le réquisitoire de Monseigneur Graouly ainsi que celui de Mère Naudeas, Procureur Général Adjoint de l'Inquisition Romaine. Tout ! Il y avait tout...
Clarri mesura alors en cet instant le travail titanesque que son parrain ainsi que Mère Psy avaient jour après jour édifié afin de réhabiliter sa mère.

S'en était trop...Cette fois-ci elle s'effondra en larmes et il lui fallut de longues minutes pour redevenir maîtresse d'elle-même.
Elle le serra encore très fort et reprit.

Oh mon parrain ; comme elle avait raison maman. Vous êtes un homme, pas un prince, un homme comme il est doux d'en avoir près de soi. Vous ne vous confiez jamais aux gens qui cherchent à vous décourager, qui détestent vous voir réaliser vos rêves car cela leur rappelle leur absence de courage pour réaliser les leurs. Vous passez outre ceux qui vous dissuadent de mener à bien vos projets.
Quelle confiance en vous vous possédez !

Vous voyez mon Père, en lisant ce compte-rendu, je m'aperçois qu'il y a des gens qu'on n'a pas envie vraiment d'aimer. J'ai même l'impression que certains font tout pour ne pas être aimés. Ils sont méchants car ils ne s'aiment pas eux-mêmes, et croient se protéger par une attitude désagréable. Ils ont refermé leur coeur en se disant qu'ils ne seraient plus déçus à l'avenir puisqu'ils n'attendent rien des autres.
Et vous...et bien vous les aimez, vous les surprenez car ils ne s'y attendent pas.. Vous leur montrez par des actes gratuits que le monde peut se voir d'une autre façon. Vous vous dites que par leur attitude détestable il y a quelque chose peut-être de très enfoui et sans doute quelque chose de bien...

Vous avez raison mon Père, l'amour est la meilleure façon d'obtenir un changement chez l'autre...
J'imagine aisément que vous avez dû passer par bon nombre de sentiments : déception, désarroi et peut-être même colère ; mais vous vous êtes battus avec Mère Psy...j'ai en mémoire encore l'homélie de la messe de Nowel de Mère Olésia sur l'amour et la solidarité entre tous...qu'est ce que je peux vous aimer tous.

Mon parrain, grâce à vous j'ai développé une capacité qui me faisait cruellement défaut à ce jour : la capacité de faire un choix, et donc de renoncer à quelque chose, autrement dit de faire des sacrifices pour avancer sur ma voie. C'est désormais acquis, le dernier obstacle à mon épanouissement a volé en éclats. je dispose maintenant grâce à vous tous ici, grâce à maman d'une force qui m'accompagnera toute ma vie. Le chemin qui mène au bonheur demande parfois de renoncer à la facilité pour suivre les exigences de sa volonté au plus profond de soi.
Ce n'est pas forcément la voie Aristotélicienne mon parrain, mais plutôt la voie cistercienne.
Ma vie semble toute tracée ici. On cherche tous dans notre vie quelque chose qui donnerait un sens à notre vie, c'est tellement difficile de trouver quelque chose de bien dans un monde en totale perte de valeurs, où tout est faux ; mais il y a également un moment dans notre vie où tout est vrai, cet instant se dessine quand on éprouve de l'amitié pour quelqu'un que l'on croise, quelqu'un qui apparaît comme l'évidence ; alors cette personne devient le symbole de vérité à nos yeux...quelqu'un auprès de qui le mot amitié, le mot...amour, prend vraiment tout son sens. C'est Vous Père Uriel...

Elle esquisse un petit sourire en le regardant, sachant qu'il n'aimait pas les éloges. Puis se reprend et conclue.

- Non...c'est toute cette abbaye. Vous tous.

Elle envoie un baiser à sa maman qui repose et qui doit sourire là-haut...puis prend le bras de Père Uriel et tous deux s'en retournent rejoindre leurs frères et soeurs.

En ce trois juin, Clarri traversa les vignes de l'abbaye rapidement...cela faisait un an jour pour jour que sa maman avait rendu son dernier souffle.
Elle tomba à genoux et déposa une rose blanche sur le dôme de terre qui surplombait les vignes.

- Maman...je suis née de ton coeur...
Je ressens toujours cette détresse maman au fond de moi, détresse et désespoir causée par l'irrémédiable et l'inéluctable.

Ca ne se raisonne pas maman...il n'y a rien à dire.
Le plus grand service qu'on puisse rendre à un être humain, c'est de l'aider à naître et à mourir ; oui mais voilà, pour cela il faut l'accepter. Et moi je ne l'accepte pas. Plus de colère ni de regrets me dit-on... juste l'acceptation de la vie telle qu'elle a été, en effet, mais faut se sentir aidé ; et qui m'aide ? Si, ton petit prince...j'ai tant besoin de lui tu sais...mais il est tellement pris à faire le bien ailleurs. Je ne peux me l'accaparer maman...alors je traîne ma misère affective, c'est ainsi maman...

Moi je te vois maman...je te verrais toujours...je suis fière de t'aimer.

Au revoir maman.

Elle arrangea les quelques roses blanches au centre de sa tombe, s'agenouilla et embrassa la terre à l'endroit où devait se tenir son coeur...une poignée de terre dans sa main qu'elle lança au gré du vent, puis elle s'en retourna vers un autre ailleurs.